Le plus grand critique gastronomique est sur le point de mourir. Sur son lit de mort il veut retrouver une saveur enfouie au plus profond de son coeur, puisque de coeur il n'a que pour l'art culinaire, et pas, ou si peu, pour ses proches. Tous -son chat, sa femme, sa concierge, ses enfants, ses disciples ...- prennent la parole en de courts chapitres qui révèlent le génie, tyran, séducteur qu'il a été. Lui, en retour, égrène les souvenirs gastronomiques qui l'ont aidé à se construire.
La viande (p.29) :

"J'aurai au moins eu l'occasion de me remémorer cela : la viande grillée, la salade mechouia, le thé à la menthe et la corne de gazelle. (...) Les boulettes de viande hachée, grillées dans le respect de leur fermeté et qui cependant ne gardaient de leur passage au feu aucune trace de sécheresse, remplissaient ma bouche de carnassier professionnel d'une onde chaude, épicée, juteuse et compacte de plaisir masticatoire."

Le poisson (p.47) :

"Dire de cette chair qu'elle est fine, que son goût est subtil et expansif à la fois, qu'elle excite les gencives, à mi-chemin entre la force et la douceur, dire que l'amertume légère de la peau grillée alliée à l'extrême onctuosité des tissus serrés, solidaires et puissants qui emplissent la bouche d'une saveur d'ailleurs fait de la sardine grillée une apothéose culinaire, c'est tout au plus évoquer la vertu dormitive de l'opium. Car ce qui se joue là ce n'est ni finesse, ni douceur, ni force, ni onctuosité mais sauvagerie."

Le cru (p.69) :

"J'étais un jeune critique alors, dont la carrière n'en était qu'à ses prémices prometteuses et je dissimulais encore une arrogance qui eût pu passer pour une prétention et qui ne serait que plus tard reconnue pour la marque de mon génie. C'est donc avec une feinte humilité que je m'étais assis au bar du Oshiri, seul, pour un diner que j'escomptais honorable. Je n'avais jamais goûté de poisson cru de ma vie et en espérais un plaisir nouveau. Rien dans ma carrière de gastronome en herbe, de fait, ne m'avait préparé à cela. Je n'avais à la bouche, sans en comprendre la signification, que le mot "terroir" - mais je sais aujourd'hui qu'il n'y a de "terroir" que par la mythologie qu'est notre enfance, et qui si nous inventons ce monde de traditions enracinées dans la terre et l'identité d'une contrée, c'est parce que nous voulons solidifier, objectiver ces années magiques et révolues qui ont précédé l'horreur de devenir adulte.

Le pain (p.92) :

"Qui n'a jamais osé malaxer longuement de ses dents, de sa langue, de son palais et de ses joues le coeur du pain n'a jamais tressailli de ressentir en lui l'ardeur jubilatoire du visqueux."



Muriel Barbery a écrit cette Gourmandise en 2000, six ans avant l'Elégance du Hérisson (que je n'ai toujours pas lu). C'était son premier roman[1]. Court, à la langue précise, parfois précieuse, il ne plaira qu'à ceux des gourmets qui sont également affectés d'une attirance pour les mots. Peut-on, d'ailleurs, être critique (gastronomique, oenophile, cinématographique ...) si l'on n'aime pas, avant tout, mettre en mots ses impressions, ses perceptions ?

"La chère était simple et délicieuse mais ce que j'ai dévoré ainsi, jusqu'à reléguer huîtres, jambon, asperges et poularde au rang d'accessoires secondaires, c'est la truculence de leur parler, brutal en sa syntaxe débraillée mais chaleureux en son authenticité juvénile. Je me suis régalé des mots, oui, des mots jaillissant de leur réunion de frères campagnards, de ces mots qui, parfois, l'emportent en délectation sur les choses de la chair."

Notes

[1] dont on peut se demander s'il n'a pas inspiré les scénaristes de Ratatouille (le film, m'excuserez pour l'indigence de la référence artistique) pour le personnage d'Anton Ego