L'Enervé de Service s'insurgeait il y a quelques jours contre le niveau de ses étudiants, élèves ingénieurs bac+4, incapables pour certains de retenir la formule donnant l'aire d'un triangle, même après avoir été interrogés sur le sujet une semaine auparavant (davantage que le pourcentage initial de mauvaises réponses, c'est bien ce point là qui me dérange le plus).

Un dénommé Candide s'indignait dans la foulée de l'incapacité de ses propres étudiants à estimer le résultat d'un calcul de racine carrée, et finit par écrire (je laisse les fautes d'orthographe pour le plaisir) :

"Supprimer les ordinateur et on ne pourra même pas construire une barraque d'un étage!"



Au commentaire que j'avais laissé à cette occasion[1], l'Enervé (r) répond, avec la fougue que son titre lui impose :

"Moi aussi, j'en connais plein. Ils sont honnêtes, sans aucun doute. Mais certainement pas compétents."

Cette réponse a au moins un intérêt : celui de faciliter la tâche des recruteurs, qui pourront désormais débuter tout entretien par une question du même acabit, évitant ainsi de perdre du temps en palabres inutiles.
Plus sérieusement, au-delà du côté volontairement outrancier de sa réponse, l'argumentation qui suit n'est pas inintéressante, mais elle met en évidence une vision trop restrictive de ce qu'est un ingénieur aujourd'hui. Ci-dessous un extrait de la fin de son billet :

"L'autre chose que votre remarque indique, c'est que les entreprises confondent sans doute ingénieur et cadre; et qu'elles ne sont pas les seules. Un ingénieur est une cadre, certes, mais un cadre avec une mission particulière: celle de calculer, de concevoir, et de décider en connaissance technique de cause. Si votre boîte n'a pas besoin de ça, elle n'a peut-être pas besoin d'un ingénieur".

Soyons clairs : être ingénieur, aujourd'hui, ne veut RIEN dire. Le seul prérequis, c'est d'être titulaire d'un diplôme d'ingénieur reconnu par la commission des titres. Dans la vraie vie, un ingé peut être utilisé à des tâches d'une très grande variété, dont certaines n'ont absolument rien à voir avec la mission de "calculer, concevoir et décider en connaissance technique de cause".
Un ingénieur qualité, par exemple, n'a aucune de ces attributions. Un ingénieur "chef de projet", intitulé vaste et vague s'il en est, n'a que la dernière fonction : prendre des décisions ; la connaissance technique est celle de ses subalternes, spécialisés, dont il tente de faire la synthèse via le filtre que constitue son propre savoir. Un mien collègue, par ailleurs tout à fait dynamique, intelligent, méthodique, efficace dans son boulot qui consiste principalement en du suivi de fournisseurs, ne connait très probablement pas la flèche statique d'une poutre encastrée-libre sous effort ponctuel. Ca n'en fait sûrement pas un ingénieur incompétent. Il est celui qu'il faut, à _son_ poste.
Imaginer qu'on demande aujourd'hui à tous les ingés de "calculer, concevoir et décider" (tiercé donné dans le désordre soit dit en passant, la conception intervenant avant le calcul - oeuf, poule, toussa ...), c'est ignorer l'extrême sectorisation du Peuple Ingénieur (c).
Si l'on se cantonne à la caste (que je connais le mieux) des mécaniciens, je suis le premier à regretter la disparition progressive des ingénieurs les plus polyvalents, aussi à l'aise en analyse dimensionnelle qu'avec une règle à calcul, en mécanique du vol qu'en moteur à combustion interne, et je lutte quotidiennement contre ma propre inculture dans des domaines (injustement affublés du qualificatif de) périphériques, avec le fantasme avoué de devenir un "spécialiste pluri-disciplinaire". Hélas, ces oiseaux-là sont rares, et tout le monde souffre de failles qui paraissent grossières aux yeux d'un autre.

Pour prendre l'exemple de mon propre poste, il me fau(drai)t de solides bases en (liste non exhaustive) :
- mécanique (ah ah)
- résistance des matériaux
- métallurgie
- fatigue
- calcul scientifique
- analyse numérique
- traitement du signal
- procédés de fabrication
- comportement des élastomères
tout en n'étant pas trop ignorant du formalisme mathématique sous-jacent à certaines de ces spécialités[2].
Malgré cela, il ne faudrait que cinq minutes à un ingé aéro pour se rendre compte que je suis une bille dès que l'on aborde le sujet des matériaux composites.

On en revient en fait à la question de la culture minimale, sujet qui avait par exemple déjà été abordé par Fabien Besnard dans ces deux billets (1, 2) parlant plus spécifiquement de mathématiques, sous un angle (à l'élitiste assumé) plus "humaniste". Fabien évoquait une culture sans intentionnalité, dénuée de toute notion d'utilité. L'Enervé revendique au contraire son pragmatisme :

"Si vos amis ne savent pas calculer l'aire d'un triangle, ils ignorent a fortiori celle du trapèze; par conséquent, lorsqu'on leur présente par exemple une courbe décrivant l'évolution mensuelle ou hebomadaire des dépenses sur leur projet, il y a de grandes chances qu'ils soient infoutus d'en déduire le total des dépenses, puisque ça demande de pouvoir estimer grosso modo une intégrale... "

Nota : dans tout powerpoint digne de ce nom rédigé de manière à être compréhensible par un chef de projet moyen, figure une ligne "total" : ça le dispense de l'exercice de sommation. En ce qui me concerne, le suivi des dépenses ne fait pas partie de mes attributions. Mon boulot, c'est de trouver une ou idéalement plusieurs solutions techniques (industrialisables) répondant à un problème donné. C'est ensuite au chef de projet d'arbitrer en fonction des rapports coût/prestation.

Restreindre la fonction d'ingénieur (comme n'importe quelle profession d'ailleurs) à une somme de connaissances ponctuelles, utiles ou pas, est excessivement simpliste, et inutile. Ces connaissances ne sont ni des conditions suffisantes (au grand dam de mes amis des rh), ni même des conditions nécessaires.
Décréter qu'un ingénieur est incompétent dès lors qu'il ne connait pas l'aire d'un triangle, c'est un peu comme décréter qu'un enseignant est incompétent dès lors qu'il ne connait pas le monde de l'entreprise : c'est absurde.

Pour répondre à l'Enervé sur l'esprit, plutôt que sur la lettre, je ne nie pas un seul instant la grandeur de l'art qu'est la pifométrie. Les capacités à estimer, à quantifier à la louche, font incontestablement partie du bagage d'un (bon) ingé. Mais plus que d'années d'étude, ce sont d'années d'expérience dont il a besoin pour les développer. Et parce que l'humain progresse surtout par essai/erreur, ce sont ses errements initiaux qui forgeront ses capacités à repérer les boulettes, qu'elles viennent de lui, d'un logiciel, ou d'un collègue ...

Bon, assez déblatéré pour l'instant, histoire de garder un peu de place pour la suite du débat : est-il dommageable que l'on ne puisse plus rien faire sans machine ?

Notes

[1] "Mais il est également possible d'être un ingénieur tout à fait honnête même si on est un peu faché avec le calcul mental, et même si on ne connait pas de tête l'aire d'un triangle. J'en connais plein :)"

[2] Kalman, Hamilton, Nyquist, Mohr, Newton et Timoshenko sont nos amis