La traînée de poudre se répand notamment sur le net, et est massivement relayée par les medias français dès la fin du mois de janvier. France-Soir, notamment, publie de nouveau les dessins incriminés, au nom de la liberté d'expression (ce qui vaudra d'ailleurs à son directeur de la rédaction de prendre la porte quelques jours plus tard ...).
Au début de cette peu brillante affaire, je dois dire que je ne savais sur quel pied danser. Athée, quoique baptisé protestant à l'insu de mon plein gré, cultivant fièrement (bêtement ?) un état d'esprit volontiers iconoclaste vis-à-vis de la chose religieuse, l'idée d'une caricature sur le fond d'une attaque envers un symbole spirituel fort n'était évidemment pas pour me déplaire. A priori.
Mais le prétexte de la liberté d'expression me semble beaucoup trop naïf. La liberté d'expression doit surtout être testée au sein même d'une société donnée. Il me semble évident que l'humour dont on peut faire preuve face à une provocation dépend considérablement du fait que l'agression est "endogène", ou pas. Que Charlie-Hebdo s'attaque aux fondements judéo-chrétiens de notre société est nécessaire, et généralement cela passe par la publication d'une caricature, isolée. Mais quand un journal non-satirique (ce qui est le statut du Jyllands-Posten) publie non pas une mais douze caricatures thématiques, sur un sujet qui dépasse potentiellement, et de loin, ses frontières, l'"excuse" de l'humour et de la liberté d'expression ne me semble plus valable. Comment ne pas imaginer qu'une fraction du monde musulman ne puisse pas prendre cela pour une provocation caractérisée ?
Les mondes judéo-chrétien et musulman essaient, tant bien que mal, d'apprendre à vivre ensemble. Cela ne passe-t-il pas par une nécessaire auto-censure (oui, le mot est lâché, et je ne vois pas ce qu'il a de scandaleux) ? Qui peut prétendre, même dans un couple uni, qu'il ne pratique pas une telle auto-censure ? Quel individu doué d'intelligence, au sens premier du terme, ne fait pas l'effort de ne pas aborder systématiquement et frontalement les sujets sur lesquels il sait son conjoint sensible ?
Je parlais de naïveté parce que la démarche qui consiste en une publication systématique des dessins condamnés me fait penser au comportement d'un enfant qui teste ses parents. Et qui pourrait revendiquer une liberté d'action ou d'apprentissage, au même titre que la presse revendique sa liberté d'expression. Anticipant en toute connaissance de cause les réactions de la "partie adverse", mais incapable de réfréner son envie de voir jusqu'où il peut aller, et à quel moment la sanction tombe.

La publication de ces caricatures me semble donc refléter un manque évident d'intelligence sociale. Mais il me semblait important de connaître les motifs ayant conduit le Jyllands-Posten à cette démarche. Voici ce qu'en dit le rédacteur en chef Carsten Juste dans une interview publiée le 18 décembre :

The public image painted by some observers of sinister Jyllands-Posten editors scheming together to offend as many Muslims as possible - or the claim that we intended to interfere in the national integration debate - both are very far off the mark.

The reporter's original concept was to investigate to what extent self-censorship exists in Denmark. Starting out with Kaare Bluitgen's children's book about Mohammed, to which apparently no illustrator dared openly contribute. There were other, similar, examples. That was how we started out. The idea was to write to 40 illustrators and ask if they would draw Mohammed for publication in Jyllands-Posten.

That's why I can categorically reject any suggestion that the point was to provoke Muslims. If we want to talk about provocation - which in any circumstances I don't feel it was - then we were provoking the illustrators who didn't dare use their freedom of expression, out of fear of reprisals from extremist Muslims.

That was the goal: to find out whether self-censorship exists in Denmark to a greater degree than generally acknowledged. Which in my opinion is a perfectly legitimate journalistic project. We wanted to find out whether or not Danish newspaper illustrators dared to draw Mohammed.

Douze des 40 illustrateurs sollicités ont accepté. Certains ont décliné la proposition, d'autres n'ont même pas répondu. A la question de savoir s'il imaginait à l'avance que de tels dessins pourraient offenser certains lecteurs, il répond :

Yes. There were some journalists here at the paper, including some who write regularly about Muslims, immigration, and integration, who strongly advised us not to do it. It was quite a discussion. Personally I thought the cartoons were harmless - very much in fitting with our Danish tradition for caricature. If some of the cartoons had been cruder - if an illustrator had given us Mohammed pissing on the Koran, for example - then it would have been pulled. The same way I've pulled a lot of cartoons over the years that devout Christians might have found insulting. Or others because they were too vulgar or too crude. I didn't feel that these were, and so we went ahead.

Carsten Juste prétend donc 1- ne pas avoir voulu offenser autant de musulmans que possible (qui a dit naiveté ?) et 2- vouloir déterminer si l'auto-censure existe au Danemark. Quelques lignes plus loin il donne pourtant lui-même la réponse ("If some of the cartoons had been cruder [...] then it would have been pulled") !
Pourquoi vouloir prétendre tester une liberté d'expression, alors qu'il est illusoire de la croire absolue ? Les quotidiens européens ayant repris en masse les caricatures ne feraient-ils pas mieux de privilégier quantité d'autres sujets pour s'interroger sur leur pseudo-liberté ? Quid de l'indépendance vis-à-vis du pouvoir ? Des annonceurs ?
Je suis d'accord avec à peu près tout ce que dit Bernard Guetta dans sa chronique du 6 février, à l'exception de l'affirmation suivante :

Si le but était d’affirmer la liberté de la presse, on ne voit pas quel en était le besoin alors que cette liberté est entière dans l’Union

Non, la presse institutionnelle n'est pas totalement libre. Ca rend encore plus dommageable l'acte de tester une liberté illusoire sur un sujet aussi peu "rentable" (i.e aux conséquences potentielles -et maintenant concrètes - bien plus lourdes que les avantages que l'on pouvait en tirer).
Enfin bref, si la stratégie de défense et de justification du Jyllands-Posten me semble manquer clairement de cohérence, la stratégie de ses zélateurs est quant à elle tout à fait monolithique : il s'agit de défendre, envers et contre tout, la liberté d'expression. C'est assurément un droit démocratique essentiel, et s'il me fallait prendre les armes comme un Voltaire d'opérette pour protéger l'auteur de la plus insultante des caricatures, je le ferais sûrement, même si je ne partage ni sa vision, ni son intention. Mais je ne comprends pas qu'on puisse, au nom de cette liberté, souhaiter tester la stabilité d'une relation islam-occident qui mériterait au contraire que l'on fasse le nécessaire pour la consolider. La publication de ces caricatures était maladroite, leur reprise systématique était au mieux inutile.
Tout comme il me semble inutile de préciser que les demandes d'intervention auprès du gouvernement danois, l'instrumentalisation de ce combat par des gouvernements de pays musulmans, les manipulations liées à la publication de caricatures "inventées", le licenciement du directeur de la rédaction de France-Soir, et pour finir les fatwas, sont infiniment plus graves. Mais la liberté d'expression d'un courageux éditorialiste norvégien, anglais, ou français n'a plus grand chose à voir là-dedans ... S'il y a un combat à mener, c'est celui qui garantira aux journalistes des états musulmans une (relative) liberté d'expression dans leur propre pays. Et les journalistes européens qui, en publiant ces caricatures, ont rendu possible une nouvelle radicalisation des positions de certains dirigeants musulmans ont-ils réellement l'impression d'avoir rendu service à la liberté d'expression de leurs confrères égyptiens, syriens, algériens, iraniens, jordaniens ... ?


PS : les dessins originaux du Jyllands-Posten sont visibles ici, ou encore ici. Rien de bien méchant (de mon point de vue, bien sûr) ... Mon préféré est sans doute celui-ci, dans le sens où il colle parfaitement à l'actualité :

caricature mahomet jyllands-posten


Quelques billets sur le sujet avec lesquels je me sens particulièrement en phase :