Reprise d'un article de Gaëlle Dupont sur les biocarburants (lemonde.fr, 14/05/2007)

"Jusqu'à une date récente, les promoteurs des biocarburants n'avaient rencontré qu'un seul véritable obstacle : l'opposition des groupes pétroliers, peu désireux de voir leur monopole remis en question. Quelques voix avaient attiré l'attention sur de possibles dérèglements économiques et écologiques liés à la production massive de carburants issus de la canne à sucre, du maïs ou de la betterave (destinés à la fabrication de l'éthanol) et du palmier à huile, du soja, du colza, ou du tournesol (pour le biodiesel). Mais elles étaient isolées et peu audibles, au milieu des applaudissements saluant l'émergence de substituts "propres" au pétrole.

Cette époque est révolue. De nombreuses mises en garde viennent de tous les horizons. Le plus célèbre représentant de ce front est Fidel Castro. Depuis la signature fin mars d'un accord de coopération et de promotion des biocarburants entre les Etats-Unis et le Brésil, le dirigeant cubain ne cesse de s'élever contre "l'idée sinistre de convertir les aliments en combustibles", qui pourrait conduire à la "mort prématurée de milliards de personnes" par la famine.

Au même moment, George Monbiot, éditorialiste au Guardian, appelle à un moratoire de cinq ans, évoquant un "désastre écologique et humanitaire" à venir. Il existe désormais une coalition européenne baptisée "biofuelwatch", qui réclame l'abandon des objectifs fixés par l'Union européenne (10 % de carburants d'origine végétale dans les réservoirs d'ici à 2020). "Cette cible va favoriser des variétés aux rendements énergétiques faibles, déclencher de la déforestation et des pertes de biodiversité et exacerber les conflits locaux liés à l'usage du sol", écrivent les écologistes, qui ne parlent plus désormais que d'"agrocarburants".

Quel contraste avec l'enthousiasme qui prévalait jusqu'à présent ! Des biocarburants, on ne voyait alors que les avantages : réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES), de la dépendance énergétique... et nouveau débouché pour les agriculteurs en quête d'une image plus verte. En France, la FNSEA, syndicat agricole majoritaire, a été le plus ardent promoteur des biocarburants. Ce qui explique le volontarisme du gouvernement, qui a fixé des objectifs plus élevés que ceux de l'UE. Le président élu Nicolas Sarkozy a promis de poursuivre cette politique.

En fait, les biocarburants permettent aux élus des pays riches d'éviter d'aborder de front une question périlleuse : l'augmentation vertigineuse des émissions de GES liées aux transports et l'efficacité des déplacements des personnes et des marchandises. Un appui politique sans réserve a ancré dans les esprits l'idée que ces nouveaux carburants allaient se substituer sans dommage à l'essence et au diesel.

Or rien n'est plus faux. Tout d'abord, leur rendement énergétique est inégal. Les seules plantes véritablement performantes poussent sous les tropiques : canne à sucre pour l'éthanol, palmier à huile pour le biodiesel. Le rendement de la canne est deux fois supérieur à celui du maïs. Les méthodes de culture sont contestées. "Il serait économiquement absurde de consacrer beaucoup d'énergie à travers l'usage intensif d'engrais pour produire de l'énergie, souligne Michel Griffon, responsable du département agriculture et développement durable de l'Agence nationale de la recherche. En effet les engrais azotés sont essentiellement issus du gaz naturel, dont les prix vont augmenter. Les phosphates sont des roches fossiles et leur mise à disposition dans les exploitations agricoles représente un coût important de transport."

Les ingénieurs agronomes redoutent une course à la terre entre les "quatre F" pour Food (alimentation humaine), Feed (alimentation animale), Fiber (textile), Fuel (carburants). Alors que les biocarburants représentent moins de 1 % de l'énergie produite dans le monde, leur influence sur les cours des matières premières agricoles se fait déjà sentir. Or de nombreux pays ont fixé des objectifs de développement ambitieux pour les années à venir. "Il faudrait deux planètes pour remplir les estomacs, remplir les réservoirs et préserver l'avenir de la biodiversité", résume M. Griffon.

"POLITIQUE FOLLE"

Les forêts tropicales et les zones humides, principaux réservoirs de biodiversité, sont en première ligne. L'expansion de la culture de la canne à sucre dans le centre-ouest du Brésil aboutirait ainsi à déplacer les cultures de soja et les pâturages vers les terres occupées par la forêt amazonienne. Un raisonnement rejeté par Marcos Jank, président de l'Institut brésilien des études commerciales et des négociations internationales. "L'espace disponible au Brésil est considérable, et la production est encore peu intensive, affirme M. Jank. On passe de systèmes de culture dominés par l'élevage et le soja à des systèmes diversifiés, où la canne entre dans les rotations." "La déforestation est davantage liée aux coupes illégales et au régime de propriété foncière", ajoute M. Jank. Le gouvernement brésilien conteste également les critiques.

Les dommages sur la forêt du Sud-Est asiatique ont commencé. Les forêts primaires d'Indonésie et de Malaisie partent en fumée pour laisser la place à des plantations de palmier à huile. Or les cours sont dopés par la demande européenne liée au développement des biocarburants tirés du colza, dont l'huile de palme est un substitut. La perte de biodiversité est immense, et de précieux puits de carbone sont supprimés.

L'environnement des pays riches pourrait également souffrir. "Aux Etats-Unis, les cultures de maïs pour l'éthanol progressent vers l'ouest, grâce à l'utilisation d'eau prélevée sur un aquifère fossile, relève Ronald Steenblik, directeur de recherche à l'institut américain Global Subsidies Initiative. Les engrais, les pesticides, l'érosion progressent avec elles. C'est une politique folle, chère, et mauvaise pour l'environnement."

En Europe, l'Agence européenne pour l'environnement (AEE) a dressé la liste des précautions indispensables pour concilier cultures énergétiques et protection de l'environnement (maintien de zones en jachère, conversion de 30 % des terres en agriculture biologique). La Commission européenne a lancé, le 30 avril, une consultation publique sur les moyens de garantir la "viabilité environnementale" des biocarburants, afin de préparer une proposition de directive-cadre sur les énergies renouvelables. Elle le fait seulement après avoir fixé un objectif chiffré contraignant.

L'émergence de biocarburants de deuxième génération, à la fois plus productifs et respectueux de l'environnement, est souvent avancée comme réponse à ces inquiétudes. Mais elle ne pourra aboutir avant une ou deux décennies. Dans l'intervalle, les dégâts sur la biodiversité pourraient être importants, et ils ne seront pas réparables."