Au début, ça commence comme dans les livres. Dimanche, 17h30, les premières contractions qui se succèdent, on les chronomètre, elles se rapprochent. Pour moi c'est presque rigolo, pour elle un peu moins mais c'est plutôt un moment attendu. On passe un, puis deux coups de fil à la maternité. "Non non, c'est encore trop tôt, vous pouvez patienter". 00h30, après une cinquantaine de contractions, la patience commence à faire défaut, on y va. Je la dépose, attends qu'une sage-femme la prenne en charge, puis retourne chercher une place plus adéquate que le trottoir devant la maternité pour garer la voiture. A mon retour, déjà, un premier truc cloche : elle a un masque à oxygène sur le visage. Ah, tiens, ça n'y était pas dans les livres, ça. Je feins le non-étonnement avec pas mal de talent.
Je regarde le tracé du monitoring pendant les minutes où je me suis absenté. Je vois le rythme cardiaque de la puce qui baisse à chaque contraction. Qui baisse beaucoup. C'est normal ça ? La sage-femme : "votre bébé ne supporte pas les contractions" !
Ca veut dire quoi, "ne pas supporter" ? C'est quoi, une baisse de rythme cardiaque normale ? A partir de quand on est censé s'inquiéter ? A partir de quand le personnel médical s'inquiète-t-il vraiment ? Parce que pour nous, c'est déjà trop tard : Laetitia est morte de trouille, je suis obligé de garder une certaine contenance pour qu'elle ne panique pas. Je sais qu'elle ne voit pas le nombre de battements inscrit sur le monitoring, mais je sais qu'à chaque contraction elle ne peut qu'entendre que ça ne joue plus du tout sur le rythme de 150 bpm, mais plutôt de la moitié ... Toutes les cinq minutes, je vois ce putain de traceur qui descend, sans rien pouvoir dire. Sans pouvoir demander aux sages-femmes si, vraiment, non, il n'y a rien d'autre à faire.
C'est dur. Moi, l'égoïste première catégorie, je me retrouve comme suspendu au rythme cardiaque d'un autre, d'une autre. Oh, ça reste toujours très égoïste, c'est la mienne, la nôtre. Mais j'ai l'impression que ma vie en dépend. J'ai envie de lui hurler, là, "allez, bats-toi, BATS-TOI BORDEL" ...

L'obstétricien arrive, fait un premier examen. La dilatation est encore assez faible. Il tâte. L'impression qu'elle se présente par la face. Rapide échographie. Ca semble se confirmer. La décision est prise rapidement ; ce sera un accouchement par voie haute. Une césarienne, en d'autres mots. Je sais que Laetitia ne s'y attendait pas, qu'elle qui a en horreur les cliniques et les opérations doit voir défiler les bistouris devant ses yeux. Mais d'un coup, je réalise. Deux cent tonnes s'ôtent de ma poitrine : au moins ça va aller "vite". Je ne sais pas comment j'aurais supporté quatre, cinq, huit heures de plus à me laisser hypnotiser et anéantir par le monitoring.
Départ au bloc. Je sors de la partie.
J'arrive tant bien que mal à me plonger dans un livre en attendant. Une bonne heure, je pense. Une infirmière vient me chercher. Elle me fait passer par une porte où l'on peut lire l'inscription "Réanimation des nouveaux-nés" ... Mon rythme cardiaque remonte en flèche. Réa ? Quoi !? Non, fausse alerte, je vois le pédiatre en train de finir de la nettoyer. Il la manipule sans ménagement. L'habitude. Je m'approche. Je sais bien que je suis naze, et que je n'ai pas vu de nouveau-né pondu dans l'heure depuis longtemps, mais je la trouve vraiment petite. Il me voit me re-décomposer, essaie vite de me rassurer. "Il a dû y avoir un petit problème placentaire qui a empêché une croissance normale sur la fin de la grossesse, mais le périmètre crânien est normal, c'est le plus important, tout va bien". Elle fait 2kg2. A terme, ou presque ... "Le périmètre crânien est normal", c'est quand même pas une phrase standard juste après un accouchement il me semble ! Je ne sais quoi penser, je fonctionne en mode zombie. Je vois bien qu'il n'y a pas d'anomalie manifeste, mais je ne peux m'empêcher de penser au pire ... Elle est mise sous couveuse, je ne peux même pas la prendre dans mes bras. Je reste à côté, je la regarde respirer. 'tain, dix minutes de paternité, et, déjà, je suis passé par des états que je n'avais jamais connus. Laetitia est encore dans le bloc, le chir' s'exerce au point mousse. Elle sort, je peux enfin la rejoindre, sans pouvoir davantage la serrer dans mes bras. Elle a vu sa fille, la morphine doit encore faire son effet vu qu'elle ne semble pas trop inquiète. On attend deux heures qu'elle se stabilise avant de la monter dans sa chambre en néo-nat'. Décalqué, je m'endors à moitié, le cul sur une chaise, la tête sur le rebord de son lit. La puce, de son côté, est sous surveillance. Glycémie très faible, calcémie à l'ouest qui provoque des tremblements, elle a été mise sous perf'. Je recroise le pédiatre, qui me confirme qu'elle n'a qu'à prendre du poids, et qu'ils savent comment s'y prendre. Je crois bien qu'il me faudra beaucoup plus longtemps pour être rassuré.
Lundi, 08h00, Laetitia dort, je rentre à la maison pour récupérer un peu. Je m'effondre sur le lit, et reviens cinq heures plus tard. La petite d'homme est sous cloche, dans un box vitré, mais "dans" la chambre : on peut la voir en permanence. Une puéricultrice me demande si je veux lui donner un bib'. Je réponds oui avant qu'elle ait fini de poser sa question. Premier contact. Elle a l'air bien, posée sur moi. On se réchauffe mutuellement. Premier moment de bonheur.

Mardi, 21h00. Une nuit réparatrice, les coups de fil rituels aux proches, le boulot impeccable du personnel de la maternité dont la sérénité finit par me convaincre. La puce dort sur sa mère, elle a l'air tranquille, Laetitia est bien.
De soulagement, de tension trop contenue, de joie, je pleure. C'est bon.