pp.46-47 :

"Agacé par quelques sempiternels détesteurs de Beaujolais, il m'est arrivé de transvaser un cru de ce vignoble dans une bouteille de Bourgogne ... Une fois même, le Beaujolais a pris la place d'un cru bourgeois de Saint-Estèphe sans que la victime de mon crime s'en aperçoive. Plus les gens se montrent péremptoires dans leur rejet, plus il est amusant de les berner. Pour ma seule satisfaction d'ailleurs, car si j'ai passé un très bon moment à les écouter vanter les mérites de l'étiquette, je ne leur ai jamais révélé la véritable identité du vin qui se cachait derrière. "



pp.47-48 :

"Quand on glisse un verre de vin blanc qui sent le muscat à un simple amateur, il répond Frontignan, Beaumes-de-Venise ou Alsace.
Le vrai professionnel ne raisonne pas ainsi. D'abord, il s'interroge. Qui me passe ce verre ? Un restaurateur ? Cet ami qui voyage beaucoup ? Donc c'est un piège. Ils ont reçu ou rapporté un vin bizarre venu d'ailleurs. Muscat de Samos, du cap Corse ou de Nouvelle-Zélande ? Voilà ce que se dit le professionnel, tout étonné quand à la fin, une fois qu'il a récité son tour du monde des vignobles où le muscat est possible, l'ami qui voyage beaucoup ou le restaurateur lui montre la bouteille bien française en provenance de Frontignan.
Conclusion : tout professionnel placé devant un vin inconnu tend à se noyer dans un verre d'eau. Le reste, le gars qui en deux coups de naseau devine le nom du château, le millésime et la parcelle, relève de la littérature, du manga (...) ou du fabuleux coup de bol.
J'exagère. Il arrive que l'on trouve quand on est bien concentré et habitué à l'exercice. (...) Pour ce qui me concerne, la plupart des défis me sont lancés quand je suis en reportage, le soir au restaurant. J'avoue qu'après une longue journée de dégustation et d'entretien avec des producteurs, j'aspire à boire un verre ou deux ou trois en toute béatitude sans forcer mon talent divinatoire.
Il m'est cependant arrivé quelquefois de trouver par orgueil, quand j'avais le sentiment que mes interlocuteurs me prenaient pour un demeuré. L'orgueil est un bon moteur de recherche"




p.53 :

"Parce qu'il assiste à une ou deux dégustations dans l'année, qu'il possède quelques centaines ou dizaines de bouteilles, qu'il est abonné à la Revue du Vin de France (dont il convient cependant de dire du mal ...), le grand connaisseur se croit autorisé à terroriser son entourage et à polluer les repas de commentaires qui enferment les autres convives dans leur ignorance."




p.137 :

"J'ai plutôt tendance à trouver ringards tous ceux qui n'ont du terroir qu'une définition naturaliste, comme si celui-ci était le fruit d'une sorte de génération spontanée. Le terroir béni des dieux, créé de toute pièce par Dame Nature qui en aurait fait don aux hommes, me donne envie d'aller me coucher. C'est de la philosophie de syndicat d'initiative. Ou, pour dire vrai, ce terroir-là n'existe pas. Certains lieux sont évidemment plus propices à la culture de la vigne que d'autres, de par la nature du sol, l'exposition, la pente qui permet un bon ruissellement des eaux, une minéralité particulière ... La Romanée-Conti fait partie de ces lieux d'exception qui contiennent toute cela et sans doute un peu plus. Mais il n'est pas dit non plus qu'il n'existe pas par ailleurs en France d'autres sols et sous-sols comparables ou du moins capables de donner un vin aussi magique. Simplement, la différence, c'est qu'à aucun moment les hommes n'ont pris la peine ou eu besoin de les valoriser. Ce qui fait un grand terroir viticole, ce sont des données naturelles très favorables, et la nécessité économique ou parfois politique. Par exemple, le besoin des abbayes de posséder leur propre vignoble a généré l'implantation de celui-ci dans la partie septentrionale de la France. Sous des cieux a priori peu cléments pour la vigne comme la Touraine, la Bourgogne ou la Champagne. (...) N'oublions tout de même pas qu'au départ la vigne est une plante méditerranéenne ..."