Préambule : je suis salarié d'un constructeur automobile français ayant sorti une citadine électrique en 2012, donc vous pourrez sans doute me penser partisan. Le "problème" c'est que je suis ce que les anglophones appellent couramment un petrolhead, bercé (entre autres) par la mélodie d'un V6 Alfa-Romeo pendant mon adolescence, à une époque où j'avais des posters d'Audi Quattro Groupe B sur les murs de ma chambre. Donc la multiplication à venir des véhicules électriques n'est pas le phénomène qui m'enchante le plus d'un point de vue personnel, surtout sur le plan musical. Mais s'il peut m'arriver de faire plus ou moins preuve de mauvaise foi lors de discussions informelles entre amis, il se trouve que l'intégrité est à mon sens une des qualités les plus fondamentales d'un être humain, a fortiori quand il essaie de transmettre un message pédagogique (c'est parfois le but de ce blog, sisi), intégrité/neutralité dont je vais essayer de faire preuve. Ceci étant dit, vous pourrez toujours penser ce que vous voulez suite à la lecture de ces lignes, y compris que je suis vendu à la solde de l'un ou l'autre camp.

Acronymes :

  • EV (venant de l'anglais) ou VE pour les véhicules électriques (à 100% donc ne disposant que d'un moteur électrique : on ne considère pas ici les hybrides - HEV - et les hybrides rechargeables - PHEV)
  • ICE (Internal Combustion Engine) : véhicules thermiques
  • EnR : Energies Renouvelables

En version courte :

  • les véhicules électriques ne sont évidemment pas des véhicules "zéro émission" : leur production tout comme leur utilisation nécessite de l'énergie, et l'électricité qui doit les alimenter ne peut être obtenue sans impact environnemental, même si elle provient d'énergies "renouvelables"
  • l'absence de polluants liés à la combustion sur le lieu d'utilisation constitue le principal avantage des VE sur les véhicules ICE, en particulier dans les agglomérations. Mais cette pollution est délocalisée sur les lieux de production de l'électricité, les lieux de production des batteries, et les lieux d'extraction des métaux nécessaires.
  • tout bilan comparatif "du puits à la roue" (incluant l'impact de la fabrication aussi bien que de l'utilisation) entre EV et ICE n'est valable qu'à un instant t. Les technos de batteries sont en perpétuelle évolution, de même que les filières de production et de recyclage. Par conséquent s'étriper pour savoir si le seuil de "rentabilité environnementale" d'un VE est atteint à 100 000, 200 000 ou 300 000 kms n'a pas un grand intérêt aujourd'hui, avec une filière qui est encore bien loin de la maturité. C'est la vision long terme de la soutenabilité de la solution électrique qui est le point fondamental. Est-ce qu'un basculement vers un parc 100% VE à long terme (30 ans ? 50 ?) ne risque pas d'engendrer des problèmes plus critiques que le gain obtenu en soulageant la pollution atmosphérique des agglomérations ?
  • concernant les autres sources de pollution, on peut résumer en disant que les VE sont responsables d'une moindre pollution sonore, d'une plus faible émission de particules liées au système de freinage (plaquettes, disques), et peut-être d'une plus grande production de particules liées à l'usure des pneus. Mais ces éléments sont très étroitement liés à l'évolution du style de conduite en passant d'un ICE à un EV, évolution réelle mais encore mal documentée.

C'est parti pour une version un peu plus longue, qui sera découpée en plusieurs billets.

1e partie : la pollution "équivalent-CO2" liée à l'utilisation


La consommation d'un véhicule électrique


Petit rappel préliminaire sur la confusion (fréquente) entre kilowatt (kW) et kilowatt-heure (kW.h) :

  • Le kW est une unité de puissance, comme le cheval (qui vaut environ 0.75 kW, mais on utilise plus souvent le kW pour les VE)
  • Le kW.h (kilowatt _multiplié_ par heure, et non divisé) est une unité d'énergie : on consomme une puissance donnée pendant un temps donné, le résultat est une quantité d'énergie. Pour un moteur ICE on parle de litres de carburant, pour un VE on parle de kW.h.

Pour finir et rester sur des bases habituelles, on exprime généralement la conso d'un VE en kW.h par 100 km. On voit dans ces chiffres mesurés par l'argus que la conso d'un VE est en gros comprise entre 10 et 20 kW.h/100km en usage routier, et plutôt entre 20 et 30 kW.h/100km en usage autoroutier (à 130 km/h). La conso d'un VE est (peut-être encore plus que celle d'un véhicule ICE) sensible à la vitesse moyenne d'un parcours autoroutier.
L'usage actuel des VE étant plutôt restreint à des parcours urbains ou péri-urbains, une conso moyenne de 15 kW.h/100 est assez représentative.
Sur le site spritmonitor on peut trouver des stats renseignées par les utilisateurs eux-mêmes. En filtrant sur les seuls VE, je trouve à ce jour 44 pages de résultats dans la section anglaise, dont l'écrasante majorité (env. 40 pages sur 44) donne des consos situées entre 10 et 20 kW.h/100 km (voici un lien vers la 22e, pour constater que la médiane est de l'ordre de 16 kWh / 100km).
Considérons quand même que la généralisation des VE amènera les conducteurs à les utiliser dans des environnements moins favorables, et partons sur une hypothèse de conso de 20 kW.h/100 km.


L'énergie nécessaire pour le transport routier annuel en France


En raisonnant sur le seul territoire français, où la circulation annuelle est de 600 milliards de kilomètres (chiffre 2019 = 620 millards, cf source), assurée à plus de 90% par des véhicules légers (VP+VU, hors poids-lourds). Sur la base de conso moyenne retenue ci-dessus (20kWh/100 km pour un VE), une énergie totale annuelle de 600*20/100=120 milliards de kW.h serait donc nécessaire, soit 120 terawatts-heure (TWH). Si l'on tient compte de 30% de pertes correspondant d'une part au stockage de l'énergie (voir notamment le §4 de ce pdf) et d'autre part à son transport (source), il nous faudrait donc une énergie totale annuelle de 120/0.7 = 170 TW.h pour parcourir ces 600 milliards de kms.
J'ai effectué ces calculs avant d'aller jeter un coup d'oeil sur le site de celui qui fait la pluie et le beau temps sur ces sujets aujourd'hui, le Richard Feynman des ordres de grandeur environnementaux, l'ingénieur X-Telecoms le plus célèbre de youtube, aka Jean-Marc Jancovici. Nonobstant le fait que dans la version initiale de sa page (publiée en 2000) il faisait une erreur de raisonnement, il aboutit dans la version qui est en ligne actuellement à une contribution de 200 TW.h, on est donc à peu près raccord sur l'ordre de grandeur du résultat.

Le chiffre que j'obtiens représente un peu moins d'1/3e de la production électrique actuelle française, qui en 2019 s'élevait à 537 TW.h (source).
La consommation annuelle est plus faible d'une grosse dizaine de % avec environ 470 TW.h, l'excédent étant exporté. Prenons pour simplifier le chiffre annuel de 500 TW.h, ce qui ne changera pas grand chose aux conclusions obtenues.


La quantité de CO2 émise par les véhicules thermiques actuels


Les objectifs fixés par l'UE pour 2020 sont de 95 grammes de CO2 par kilomètre parcouru. Mais la plupart des constructeurs ne sont pas encore à cet objectif, et surtout cet objectif ne concerne que les véhicules neufs. Or l'âge moyen du parc auto français est d'environ 10 ans (source).
En 2010, la moyenne était de 140 g CO2/km selon les données d'homologation, et de 175 g en conditions réelles (source).
Sur cette base les 600 milliards de kms annuels représentent environ 100 millions de tonnes de CO2 par an. On retrouve ici un ordre de grandeur cohérent avec la plupart des sources sur le sujet, voir par exemple cet article qui évoque 130 millions de tonnes pour l'ensemble du secteur des transports (dont 70% dus aux VP+VU) ou encore cette fiche, avec des données comparables.

Hypothèse 1 : 100% de VE propulsés par de l'électricité 100% nucléaire


On fait dans un premier temps l'hypothèse que toute l'énergie électrique nécessaire pour parcourir ces 600 milliards de kms pourrait être d'origine nucléaire. Ce n'est évidemment pas réaliste, et on affinera ça plus loin, mais ça permet de calculer dans un premier temps les gains envisageables dans un cas "parfait".
D'après cette ressource de l'ADEME, le nucléaire est responsable de 6 g de CO2/kWh.

ademe.png
D'après le GIEC, ce serait plutôt 12 (source). Prenons 10 g de CO2/kWh, car on cherche seulement des ordres de grandeur.
170 TW.h/an pour déplacer nos VE, c'est 170 milliards de kW.h, donc 1700 milliards de grammes de CO2. Autrement dit, environ 1.7 million de tonnes de CO2 par an.

En bref, si tous nos véhicules étaient électriques et motorisés par une électricité d'origine nucléaire, le bilan en termes d'équivalent CO2 émis sur le sol national serait réduit d'un facteur 60 (eh oui, quand même ... j'ai revérifié, pensant m'être trompé) par rapport aux véhicules thermiques actuels.


Hypothèse 2 : 100% de VE propulsés par le mix électrique actuel (70% nucléaire, 20% EnR, 10% fossile)


Cette hypothèse est un peu moins farfelue que la première, mais pas réaliste pour autant car elle ne tient pas compte de l'évolution nécessaire de la production pour électrifier le parc (les 170 TWh supplémentaires il faudra bien les produire et ce n'est pas le nucléaire qui va s'y coller puisque sa part est vouée à diminuer).

Reprenons le tableau de l'ADEME vu ci-dessus. Il y est dit qu'une centrale à charbon, avec 1000 g de CO2/kWh, pollue 100 fois plus que le chiffre de 10 g que l'on a retenu ci-dessus pour le nucléaire. Ce facteur 100 annule le gain calculé pour un VE "nucléaire" par rapport à un véhicule ICE, et remet donc un VE "charbonné" au même niveau qu'un ICE.
Pour les renouvelables, on a d'après les données présentes sur la page Renouvelable de la doc de l'ADEME les valeurs respectives de 15 g CO2/kWh pour l'éolien et l'hydroélectrique, et 55 g pour le photovoltaïque, minoritaire en France. Simplifions en considérant que les EnR sont 1.5 fois moins efficaces que le nucléaire (puisqu'émettant 15 g CO2/kWh au lieu de 10).
Pour résumer on aurait donc, à la louche (on peut même parler de truelle à ce niveau là), les émissions annuelles de CO2 suivantes :

  • 70% d'1.7 million de tonnes soit 1.2 million de tonne pour la contribution nucléaire
  • 20% x 1.7 x 1.5 soit 0.5 million de tonnes pour la contribution renouvelable
  • 10% de 100 millions soit 10 millions de tonnes pour la contribution fossile

En résumé, au lieu des 98% de gains obtenus dans notre hypothèse 1, on aboutit ici à une réduction de l'ordre de 88% par rapport au bilan actuel (100 millions de tonnes de CO2) des véhicules ICE.


Hypothèse 3 : 100% de VE propulsés par un mix électrique "pessimiste mais réaliste" (50% nucléaire, 20% EnR, 30% fossile)


En diminuant comme il est prévu la part du nucléaire à 50% du mix électrique dans les décennies à venir, plusieurs scénarios sont envisageables. Compte tenu du fait que la production d'électricité devrait augmenter pour alimenter un parc 100% VE (on devra passer de 500 à 670 TWh par an), il n'est pas exclu que les énergies renouvelables ne puissent progresser suffisamment pour maintenir leur part actuelle de 20%. Aujourd'hui :

  • le nucléaire fournit 70% de 500 TWh soit 350 TWh
  • les EnR fournissent 20% soit 100 TWh
  • les énergies fossiles fournissent 10% soit 50 TWh

Demain [1], avec 670 TWh à fournir, le scénario le plus pessimiste serait de dire que les EnR ne peuvent progresser en valeur absolue. On aurait alors :

  • 50 % de nucléaire soit 335 TWh (soit dit en passant une valeur pas si différente de la production actuelle)
  • toujours une centaine de TWh fournie par les EnR, mais qui ne représentent plus que 15% du total
  • et par conséquent une contribution du fossile qui augmente à 35%

Admettons quand même que les EnR puissent progresser suffisamment en valeur absolue pour maintenir leur contribution actuelle de 20%. Les énergies fossiles devraient donc être capables de fournir 30% du total. Et par conséquent, sur le même modèle de calcul que ce qu'on a fait dans l'hypothèse 2, on montre assez facilement que la réduction des émissions de CO2 liée à l'électrification du parc automobile serait cette fois d'environ 70%, avec environ 30 millions de tonnes émises par an au lieu de 100 actuellement.

En guise de conclusion

Rappel des hypothèses de ce billet :

  • on ne tient compte que des émissions de CO2 liées à l'utilisation des véhicules, non à leur production [2]
  • on se limite à la France et on raisonne au niveau du territoire national, en considérant que l'électricité y est produite. On comptabilise donc la pollution associée à cette production, que l'on compare à a pollution actuelle des véhicules thermiques

Dans ce cadre, le résultat le plus intéressant de ce billet me semble être de pouvoir résumer ça comme suit :

  • un VE "charbonné" (propulsé par une électricité provenant d'une centrale à charbon) est 60 à 70% moins efficace en C02 qu'un véhicule thermique
  • un VE "nucléaire" est comparativement 60 fois plus vertueux qu'un véhicule thermique.

En clair : si dans quelques décennies on arrive à un parc de véhicules 100% électriques, et que le mix électrique du pays est à 70% d'origine nucléaire ou renouvelable, le transport ne sera plus responsable que de 30 millions de tonnes de C02 par an, au lieu de 100 actuellement.
Pour rappel, et parce qu'il n'est pas toujours facile de se représenter ce qu'est une tonne de CO2, l'empreinte carbone moyenne d'un français est de l'ordre de la dizaine de tonnes par an (source), toutes activités confondues (ce chiffre ne tient donc pas compte que du transport).
Economiser 70 millions de tonnes de C02 reviendrait donc à "annuler" l'empreinte carbone de 7 millions de personnes, soit 10% de la population.



Mais il n'y a pas que le CO2 dans la vie ... (à suivre)




Quelques ressources utiles :

Notes

[1] lire : dans 30 ans voire plus, si parc 100% VE il y a un jour

[2] "et les métaux rares alors ?" Oui, je sais ... Ca viendra !

[3] site découvert à l'occasion de l'écriture de ce billet, je ne connaissais pas mais leur "comité d'experts" semble relativement équilibré