Ca doit faire ... pfff ... au moins ... que j'ai commencé ce bouquin, et il m'a suffisamment plu pour me décider à y consacrer un billet digne de ce nom. Le seul hic c'est qu'il faut que j'écrive au fur et à mesure, parce que si j'attends d'en voir le bout je serai incapable de me souvenir de manière suffisamment détaillée du début pour écrire dessus. Voici donc une note de lecture "évolutive".

Steven Pinker est un cogniticien, vulgarisateur réputé sur les sujets en rapport avec la cognition et la psychologie, qu'il enseigne à Harvard. Comprendre la nature humaine est la traduction de son ouvrage The Blank Slate : The Denial of Human Nature in Modern Intellectual Life, paru en 2002. Il n'est pas inutile de savoir que Pinker est un psychologue évolutionniste, c'est-à-dire qu'il fait partie d'un courant de pensée qui estime que l'esprit humain a, tout comme le corps humain, évolué sous l'influence de la sélection naturelle.
(Lire à ce sujet Qu’est-ce que la psychologie évolutionniste ?, sur evopsy.com)

"Encore un livre sur le thème de la nature et de la culture !", commence-t-il dans son avant-propos. C'est en effet sur cette dichotomie que se base son ouvrage : l'être humain agit-il sous l'influence de ses gènes (c'est-à-dire ce qui constitue sa nature d'homme), ou de son éducation (sa culture) ?
Certaines spécificités de l'homme ne s'expliquent que par leur environnement : la langue qu'ils parlent en est la plus parfaite illustration ... D'autres ne s'expliquent que par l'hérédité : certains désordres neurologiques, par exemple ... Mais la plupart du temps, le comportement de l'homme résulte d'une interaction entre ces deux facteurs. Cependant Pinker estime que nombre d'universitaires américains ont refusé, pour des raisons morales et politiques, mais nullement scientifiques, d'accorder à la nature humaine la place qui devrait lui revenir.

L'ouvrage débute par un exposé des courants de pensée qui ont conditionné la manière dont la notion de nature humaine a longtemps été perçue. Le fil directeur en est le concept dit de la Table rase, traduit librement de l'expression latine tabula rasa, dont la paternité est attribuée au philosophe empiriste anglais du 17è John Locke. Locke cherchait à s'attaquer à la théorie des idées innées, selon laquelle tout être humain serait nanti dès la naissance de certains principes universels et de l'idée même de Dieu. Selon lui l'esprit serait au contraire une feuille blanche à la naissance, et ne se construit ensuite qu'à travers son expérience, son vécu.
Le concept de Table rase va souvent de pair avec la théorie du Bon Sauvage popularisée par Jean-Jacques Rousseau., selon laquelle l'être humain à l'état "naturel" n'est pas affecté par les travers que peut connaître l'homme "social" (violence, cupidité ...) : "Il n'y a point de perversité originelle dans le coeur humain".
Le troisième principe "fondateur" qui accompagne le concept de Table rase est dû à Descartes, et a été désigné trois siècles plus tard par un de ses détracteurs à l'aide de l'expression "le Fantôme dans la machine". Descartes rejetait l'idée que l'esprit fonctionne selon des lois physiques. Corps et esprit sont pour lui des entités complètement distinctes, l'esprit choisissant ses orientations en toute liberté, sans cause matérielle préalable.

La théorie de la Table rase a pris au cours du 19è puis du 20è siècle un penchant de plus en plus politique. Affirmer que les individus sont intrinsèquement semblables, mais que seule leur culture permet de les différencier, est en effet un rempart efficace contre le racisme. Franz Boas, père de l'anthropologie moderne, a formalisé au début du 20è siècle l'idée que tous les groupes ethniques sont dotés des mêmes aptitudes mentales à la base, et même s'il considérait la civilisation européenne supérieure aux cultures tribales, il estimait que tous les peuples étaient capables de parvenir au même niveau.
Le problème, selon Pinker, c'est que les générations d'étudiants qui lui ont succédé ont progressivement radicalisé cette position, en cherchant à expliquer tous les aspects de l'existence humaine, et plus seulement les différences entre groupes ethniques, en termes de culture.
Pour les chercheurs en sciences sociales il était devenu très confortable de considérer l'homme comme une pâte à modeler susceptible de prendre la forme que l'on voulait bien lui donner, la forme que sa culture allait lui donner. Cela revenait à affirmer la prédominance du groupe social sur l'individu, hypothèse bien pratique pour des sociologues ...

Mais si la plasticité du cerveau est effectivement avérée, elle n'est pas pour autant sans limites. Des nouveaux-nés qui souffrent d'une lésion de certaines aires à la naissance "conservent en grandissant des déficiences permanentes qui affectent des facultés mentales particulières".
Pinker recourt à d'autres arguments pour prouver que la structure du cerveau n'est pas une Table Rase :

"Les homosexuels ont tendance à avoir un troisième noyau interstitiel de l'hypothalamus antérieur plus petit ; or on sait que ce noyau joue un rôle dans les différences sexuelles. Chez les détenus, les meurtriers et autres individus qui ont des comportements antisociaux violents ont tendance à avoir un cortex préfrontal plus petit et moins actif ; or c'est la partie du cerveau qui gouverne la prise de décision et qui inhibe les pulsions"

Ces traits du cerveau n'étant pas, jusqu'à preuve du contraire, façonnés par les informations qui proviennent des sens, les différences dans l'orientation sexuelle ou la violence, tout comme dans l'intelligence ou les capacités scientifiques, ne sont pas entièrement apprises.
De même l'autisme, la dyslexie, les troubles de langage, les dépressions majeures ainsi que bien d'autres désordres sont davantage partagés par les vrais jumeaux que par les faux. Les deux partagent pourtant un environnement commun, mais seuls les premiers ont exactement le même patrimoine génétique.
(suite)


A lire :
Evolutionary Psychology : A Primer, par Leda Cosmides & John Tooby
Biology vs. the Blank Slate : interview de S. Pinker par Ronald Bailey et Nick Gillespie
Unofficial Web Page about Steven Pinker, par Gen Kuroki
Interview de Pinker sur edge.org
Reflections on the Blank Slate, par Caspar Hewett
http://www.human-nature.com/
Supplément littéraire du Times, une revue du livre de S. Pinker par John Turner
Encore une revue sur automatesintelligents.com
Et pour finir par le camp des opposants, voici le point de vue de Louis Menand.