C'en est sans doute terminé des oppositions homme-machine au plus haut niveau du jeu d'échecs : Vladimir Kramnik a perdu hier la dernière partie de la rencontre qui l'opposait à Deep Fritz, après avoir tenté une ouverture relativement risquée avec les noirs pour tenter d'emporter au moins une victoire, et ainsi égaliser sur l'ensemble de la rencontre.
Mais le miracle n'a pas eu lieu, et alors qu'il avait réussi à équilibrer la position à mi-partie, Kramnik a laissé la machine mettre en place ce qui s'est avéré être un rouleau compresseur le poussant à l'abandon.
Je doute qu'un autre grand maitre s'aventure désormais, en tout cas sous les lampions médiatiques, à jauger ses forces à l'aune de la puissance informatique.

Alors que Kasparov avait perdu il y a un peu moins de dix ans face à un ensemble software/hardware conçu spécifiquement pour l'occasion, cette fois-ci le meilleur joueur humain perd face à un logiciel directement dérivé du produit commercial Fritz 10, tournant en outre sur une machine elle aussi disponible dans le commerce. De nombreux observateurs estiment en outre que Fritz n'est peut-être pas le plus performant des programmes d'échecs, Rybka et Hydra étant jugés meilleurs.

Techniquement, j'avoue être fasciné par le fait que l'on puisse programmer une fonction d'évaluation qui permette de "synthétiser" une position donnée sur un échiquier, à partir d'informations simples (le roi est-il isolé ? y a-t-il deux pions doublés ? qui a le contrôle du centre ? ...), au point de la réduire à une valeur numérique qui seule décidera si la recherche dans cette branche de l'arbre doit continuer ou pas.
Un peu comme si à l'occasion d'une bataille militaire un observateur omniscient pouvait résumer l'ensemble des paramètres de l'affrontement (humains, positionnels, logistiques ...) à une simple valeur. Imaginons Deep Fritz à Waterloo, en 1815, le 18 juin :
- à 14h00, la position de Napoléon est estimée à +0.37
- en milieu d'après-midi, lorsque les Prussiens arrivent, l'estimation descend à -0.45
- à 19h30, malgré les efforts de la Garde Impériale, c'en est fini, l'affichage indique que la position est perdante.

Plus poétiquement, j'aime bien ce commentaire laissé sur le blog "Echecs Info" de Pierre Barthélémy :

Le jeu d'echecs est une guerre d'idees. Quel que soit le niveau de profondeur de l'arbre alpha-beta de l'ordinateur, il n'a *aucune* idee de ce qu'il fait.

La machine n'a pas (encore ?) conscience des mouvements qu'elle exécute, elle n'a pas de plan prévu à l'avance, ne suit pas une démarche stratégique. Elle se contente de s'adapter, de répondre (ou d'attaquer, bien sûr) sur la base de simples considérations tactiques. Ceci dit, elle le fait remarquablement bien, et s'il y a une conclusion à tirer de cette rencontre c'est peut-être précisément que la dimension stratégique n'est pas, aux échecs, prépondérante sur la composante tactique. Les deux ne se regroupent-elle pas, d'ailleurs, sous l'effet de la formidable puissance de calcul de la machine, qui est capable d'appréhender dans sa globalité l'ensemble des rapports de force "locaux" qui ont lieu sur l'échiquier ?