Sponsorisés par de généreux mécènes, nous avons mis beaucoup de temps avant de choisir qui d'Alleno, de Gagnaire ou de Barbot serait notre première "star" de la gastronomie, et encore autant de semaines avant d'obtenir une table. Rendez-vous était donc pris pour ce jeudi 27 mars dans la belle salle du Meurice, aussi haute sous plafond que large d'un marbre à l'autre. Ca n'a évidemment pas la simplicité de l'Astrance, nous sommes dans un palace, et on me rappelle aimablement à l'entrée que la veste est obligatoire. Le blouson léger que j'avais à l'épaule fera finalement l'affaire. Des vestes peuvent être prêtées aux plus étourdis ...

On commence avec deux verres de Condrieu de Georges Vernay, "les Terrasses de l'Empire" 2006.
Le viognier peut être un cépage fatigant, un peu lourd et monolithique. Quand c'est bien fait, comme ça, et d'une telle fraicheur, c'est non seulement superbe mais ça a l'inconvénient de risquer d'éclipser les vins qui suivent.

Amuse-bouches :
- sur une émulsion (de ?), rondelles de calamars, micro-dés de fenouil et de pignons, et quelques feuilles de riquette - frais, original, très bon
- boulettes de pommes de terre amandines, foie gras et truffe (ces deux derniers produits sont très discrets, le résultat est assez passe-partout)
- deux mikados au parmesan et à l'olive noire - amusants

Notre serveur, à la diction un peu forcée, nous amène les pains, et nous suggère l'enchainement suivant : pain aux céréales, pain à la châtaigne, pain au levain. Le tout accompagné d'une coupelle de beurre de baratte salé de chez Beillevaire. Le beurre est incroyablement savoureux (je n'aime pas le beurre salé ...), aux puissantes notes caramélisées.
Le sommelier nous amène le livre des vins. Impossible de trouver une bouteille qui puisse supporter l'enchainement des plats, et impossible de choisir une bouteille dans les dizaines de pages qui décrivent la cave. La sélection de vins au verre est pointue, intéressante, et permet plus de variation. L. choisit pour commencer un Riesling, grand cru Schlossberg 2004 de Paul Blanck. Devant ce qui nous attend (asperges, puis céleri), je joue l'originalité : une Roussette Monterminod 2006 du domaine Perrier. Elevé sur lies, ce qui amène un peu de gras et calme la vivacité habituelle du cépage, c'est une agréable surprise, qui s'en sort honorablement derrière le Condrieu. Le Riesling, lui, semble avoir un peu de mal au début.

ASPERGES VERTES DU MIDI EN CHAUD FROID DE SAUMON FUMÉ
Petits blinis aux condiments et aux grains de caviar

Deux grosses asperges vertes dont la tige, épluchée pour aller jusqu'au coeur, est recouverte d'une couverture de crème de saumon refroidie. Sur une émulsion d'agrumes. Les asperges sont croquantes, surmontées de deux blinis d'un centimètre de diamètre recouverts de caviar osciètre, l'un agrémenté de radis, l'autre de citron.
Les petits blinis sont terribles et justifient à eux seuls le plat, la cuisson des asperges est une surprenante réussite, mais le tout manque un chouïa d'élégance, peut-être à cause du saumon.

FAGOTTINI FOURRÉS AU CÉLERI FONDANT
Truffe noire, copeaux de lard fondus et jus d’herbe

Les fagottini (raviolis/ballotins, à la pâte très fine) sont fourrés d'une crème de céleri absolument exquise (précision : j'ai habituellement horreur du céleri), recouverts de belles lamelles d'une des dernières truffes du Périgord de la saison (on a vu le spécimen rôder autour d'une autre table, en attente de rapage), d'une fine tranche de lard translucide. L'assiette est décorée de quelques touches de jus de persil. Très très très grande réussite que ce plat. Soyeux, onctueux, goûteux, fin, parfumé ... Voilà, ça y est, on est "dedans" ! Heureux d'être là, de savourer une telle cuisine.

Dur retour à la réalité : mon verre est vide. Et il reste deux plats appelant du blanc. Tavernier, un verre de Vouvray s'il vous plait ! "Le Mont" 2004, du domaine Huet. Le riesling de L. commence pour sa part à se révéler en gagnant quelques degrés.

VAPEUR DE NOIX DE COQUILLES SAINT JACQUES AU CHOU
Sauce au pain brioché

Les Saint-Jacques, d'une épaisseur incroyable, sont cuites à la vapeur dans une feuille de chou refermée, évidées en leur centre pour accueillir un bâtonnet de foie gras d'oie. Servies coupées en deux dans leur hauteur, sur une sauce, crémeuse, agréablement parfumée à la brioche.
Encore un plat divin. Je veux bien que la cuisson y soit pour quelque chose (je n'ai jamais essayé à la vapeur, qui permet une plus grande homogénéité de texture par rapport à la poêle, qui joue davantage sur le contraste entre coeur et surface), mais c'est à mon avis surtout la qualité extraordinaire des Saint-Jacques qui rend ce plat magnifique. Le mariage avec le foie gras, à peine cuit, est une réussite. La feuille de chou amène un petit peu de croquant, et son joli vert réhausse la beauté de la présentation.

FILETS DE SOLE POELES AUX PETITS POIS NOUVEAUX
Crème de laitue au lard

Les deux filets de sole sont posés l'un sur l'autre, nappés devant nous d'un beurre meunière. Accompagnés de petits pois (gros, savoureux, et ... coupés en deux !), de mini-bavarois de laitue, de petits lardons, de petites feuilles de salade croquantes.
Le poisson est fondant et ferme à la fois, parfaitement cuit. C'est bien réalisé, peut-être un peu trop classique, sans grande émotion.

Le pigeon s'approche, et juste avant lui le sommelier. Pommard 1er cru "Jarollières" 2001 pour L., Châteauneuf Clos des Papes 2004 pour moi.

PIGEON DU MAINE ET LOIRE À LA BROCHE
Tranche de foie gras entre de l’artichaut, cuisses désossées aux févettes beurrées

Plat en deux services. Le suprême, tout d'abord, posé sur un coeur d'artichaut (un coeur de coeur d'artichaut, je devrais dire) encore croquant, divisé en deux, servant d'écrin pour un médaillon de foie gras. Servi avec un jus de vin de chambertin, le plat est décoré avec de très fines et longues brindilles de pomme de terre croustillante, sortes de chips façon gressins.
La viande est très goûteuse, c'est tendre, excellent. Les cuisses arrivent ensuite. Une cuisse de pigeon, c'est pas gros. Et après le suprême, ça souffre de la comparaison, gustativement parlant. Les petites fèves, croquantes, sont accompagnées d'une très bonne fondue d'oignons, tomates confites et petits lardons.
Les deux vins sont à leur apogée. Le terroir de Châteauneuf magnifie l'expression du grenache, celui-ci est encore sur le fruit, très gourmand, déjà complexe malgré son jeune âge. Le Pommard est, incontestablement, encore un cran au-dessus. Nez envoûtant, à la fois animal et floral, puissant et très long en bouche, élégant, voluptueux. Très très joli vin, qui me fait presque regretter mon choix :) En tout cas les deux écrasent le deuxième service du pigeon, après avoir parfaitement répondu au premier.

MELBA DE BEAUFORT AU COEUR DE POIRE
Gelée de poire et de piment d'Espelette

Sur deux croustillantes lamelles circulaires d'un pain très aéré passées au grill, deux non moins fines tranches de beaufort. Un coeur de poire taillé en julienne, la gelée de poire, quelques pointes de gelée de piment, des feuilles de verveine. Un plat où il est important, quoique difficile, de marier les différents éléments dans une même bouchée. La fraicheur des poires, le sel, le gras et la force du beaufort, le parfum de la verveine. Très grand.

Des mignardises nous sont amenées avant les desserts, accompagnées d'une timbale de dés de mangue, d'ananas et de kiwi dans un jus de soja, recouverte d'un disque de "feuille de soja" (un peu gélatineuse, aussi translucide mais plus épaisse que la feuille de riz). Rafraichissant, agréable. Les mignardises donc, posées sur des assiettes en laque :
- un petit bâtonnet avec une guimauve à la mandarine, colorée par une poudre de framboise - gentiment régressif
- deux petites meringues avec une crème au citron
- un dé de ganache chocolat, entourée de deux très fines lamelles de gaufrette, recouverte de pépites de menthe poivrée - un pur délice

GELÉE DE CONCOMBRE AUX PERLES DE CITRON ET À LA FLEUR DE BOURRACHE
Dans une coque de chocolat blanc

En partant du bas : socle de crème d'amande amère, fine meringue, une première demi-coquille de chocolat blanc garnie de perles de citron et de crème de pistache, une rondelle de concombre, la deuxième demi-sphère remplie de gelée de concombre, puis la fleur de bourrache. Une merveille d'orfèvrerie pâtissière. Chaque construction, dont deux exemplaires ornent l'assiette, mesure deux centimètres de diamètre, sur cinq ou six centimètres de hauteur.
Le plus incroyable dans ce dessert, ce sont les perles provenant de cette variété très particulière de citron, originaire d'Australie. De la taille d'un grain de caviar, elles explosent littéralement sous la dent. Leur côté acidulé, souligné par la fraicheur du concombre, s'oppose au croquant du chocolat et à l'amertume de l'amande. Epatant.

DOMINOS AU CHOCOLAT ET À LA NOIX DE COCO
Fines baguettes de meringue croustillantes

Pour le plaisir, on avait attendu ce dessert pour accorder un dernier verre de vin. Porto vintage 1997 de chez Ramos Pinto pour L., Banyuls "Galateo" 2004 de la Coume del Mas pour moi, avec une petite hésitation due à la présence de la noix de coco. Mais finalement les deux vins auront été trahis par leur plus fidèle compagnon, puisqu'en matière de chocolat il ne s'agit "que" d'une crème mousseuse style ganache à 65% de cacao, présentée sous forme de dés avec un coeur sphérique un peu plus chocolaté, plus crémeux. Les dés de chocolat forment un damier 3x2 avec des dés de crème de coco, fourrés en leur centre avec un bâtonnet de cannelle, recouverts de noix de coco en poudre. Le tout est surmonté de longues et fines baguettes de meringue, sur lesquelles s'enroule un filet de chocolat.
Même moi, qui ne suis pas un aficionado de l'amertume du cacao, regrette de ne pas avoir vu le même dessert réalisé avec un chocolat plus pêchu. C'est bon, mais on a l'impression de ne pas terminer sur la plus belle note du repas. Dommage ... On se console en sirotant nos fonds de verre respectifs : encore une classe d'écart entre les deux vins, encore en ma défaveur :) Le vintage est très vineux, bien équilibré, aux profondes notes de fruits noirs (je relate, hein ...). Mon Banyuls est davantage sur le côté fruit cuit, le mutage est plus perceptible. Le dessert ne demandait pas cela, et à la réflexion un champagne de bonne tenue aurait sûrement fait bonne figure. J'avais bien repéré du Krug Grande Cuvée sur l'annuaire des vins, mais notre promesse de ne pas dépasser une addition à trois chiffres n'aurait pas été tenue.

Dernière petite gourmandise avec des domes de chocolat noir fourrés avec une marmelade d'orange, posés sur une génoise, servis sur un lit de brisures de fèves de cacao toastées (comestibles !). Pour ceux (et celles) qui n'en avaient pas eu assez dans le dernier dessert.

Conclusion de L. : au-delà de ses attentes, impressionnée par la précision des cuissons, l'originalité (sans extravagance) des associations, la beauté combinée à une certaine sobriété des présentations ...
Conclusion de E. : rhâââ !!!

Sur les huit services ayant constitué ce repas, il n'y en a que deux qui sont un peu en retrait, les six autres allant du très bon au sublime. Bon, en plus, côté vin, on s'en est pas trop mal sortis :) Aidés, clairement, par la qualité de la sélection proposée ... Près de quatre heures de bonheur à table, tout simplement.


Edit 21/04 : un mois après notre repas, on peut trouver un nouveau compte-rendu sur le blog des GoT