Pour resituer le contexte :

  • j'aime bien le rallye, depuis à peu près aussi longtemps que je m'en souvienne. Mais le rallye ne se concevait alors qu'à quatre roues, avec un arceau, un copilote, et un carnet de notes. Et quand on a dix ans, on vit ça par procuration, en dormant avec un poster de la 037 aux couleurs Martini Racing au-dessus de la tête, en lisant Echappement, en se régalant des exploits des Rohrl, Blomqvist, Alen, Mouton, Toivonen.
  • j'aime bien la moto. Rouler, surtout, plutôt qu'admirer une moto fraichement lavée[1] à la terrasse d'un café.

L'association rallye + moto était donc naturelle, mais a mis longtemps à s'imposer comme une évidence, la faute peut-être à une médiatisation quasi-inexistante de la discipline. Donc quand Seb me demande si je suis intéressé par un stage rallye manigancé par Patrick Curtat, stage qu'il a déjà fait l'année dernière mais que j'avais alors décliné pour cause de pas la tête à ça, je réponds oui.

Pourquoi faire un stage ? Un rallye c'est pas compliqué : de courtes (moins de 10 km) épreuves chronométrées (dites épreuves spéciales, ou ES) sur route fermée où il faut rouler vite autant que t'es bête, et des épreuves de liaison (plus communément appelées CH, pour contrôles horaires) où il faut respecter a- le code de la route b- une moyenne imposée c-les autres usagers vu que t'es sur route ouverte.
Ca, je le sais, c'est écrit dans les livres. En plus en moto c'est encore plus simple, t'as pas d'arceau, pas de copilote sur lequel râler en cas d'erreur, et pas de carnet de notes. Comme t'as pas de carnet de notes, faut bien quelque chose pour te diriger d'un point à un autre : le roadbook (ou livre de route, pour les non-anglophones. Se prononce rôt-de-bouc).

Roadbook = n.m. Précurseur du GPS, le roadbook est une fine bande de papier que tu fais dérouler à la main (gauche), pendant que la (main) droite visse la poignée (de droite, sinon tu tombes), que tu surveilles d'un oeil (le gauche, mais en fait c'est comme tu veux), pendant que l'autre (oeil) examine en temps réel la route, analyse les intentions des automobilistes, compte les gravillons, et surveille les boites à images des petits hommes en bleu[2].

Sur cette bande de papier, des cases. Avec un petit dessin qui te dit s'il faut prendre la troisième à droite après le hangar vert rempli de chameaux, ou bien suivre la direction Tuupovaara[3]. A côté du dessin, deux chiffres (ça se complique) : un qui donne le kilométrage partiel (depuis la case précédente), l'autre qui donne le kilométrage total (depuis le début de l'étape de liaison).
Bon, tout ça, je le sais aussi, je l'ai lu dans les livres. Alors pourquoi faire un stage, hein ? Ben parce qu'il y a plein de choses que j'ai lues dans des livres, mais que je n'ai jamais mises en application. Je suis même champion d'arrondissement des connaissances théoriques-pas-appliquées. Donc pour éviter, le jour où je participerai à mon premier rallye avec un vrai numéro sur les fesses, d'en rajouter au stress ambiant, il serait bon d'être un peu familiarisé avec la manipulation de la bestiole (je parle du dérouleur de roadbook), de savoir comment gérer son allure sur des CH longs, comment anticiper l'impact des changements de rythme possibles (traversées de communes, tronçons lents) sur la vitesse moyenne, etc ...
Et accessoirement, parce que suivre un petit gars tout sec, fraichement cinquantenaire (dont sûrement plus de trente ans de moto), qui court en rallye depuis au moins 1988 (j'ai vu le panneau du Monte-Carlo moto de cette année au-dessus de son atelier), champion de France de la discipline en 2002, et toujours parmi les ténors du championnat 2008, ça ne peut être que formateur.
Enfin quand je dis suivre, c'est essayer de, et parce qu'il le veut bien. Jeudi matin, donc, roulage "sans roadbook", derrière lui, pour voir comment on se débrouille (surtout moi, puisqu'il connait déjà Seb). Première recommandation : "bon, tu te mets dans ma roue, cinq mètres derrière. Je sais, c'est pas une distance de sécurité standard, mais c'est comme ça que t'apprends le mieux, et derrière moi tu risques rien". Peine perdue : le neurone déformé par des années de roulage en groupe à des distances inter-motard plus raisonnables, c'est une consigne que je ne parviendrai jamais à mettre en pratique. Surtout que le bougre freine fort, très fort, et que moi, ben, pas autant. Pas l'habitude, en tout cas pas sur route, surtout avec un bitume à revêtement et à taux d'engravillonnement variable. Quinze mètres derrière, j'ai un peu plus de temps pour anticiper, pour ne pas me retrouver dans sa plaque d'immatriculation à chaque fois qu'il prend les freins. L'inconvénient du revers de la médaille (tm), c'est qu'en étant plus loin, je ne peux effectivement pas prendre les mêmes trajos que lui. Et contrairement à Seb, qui comme le maitre roule en 950 Supermoto, j'ai l'excellente excuse de ne pas avoir la même machine. Donc l'argument "si il passe, normalement moi aussi" ne tient pas. Surtout que (excuse n°955), si un Speed Triple (avec amorto arrière d'origine, 955 bis) était une machine efficace sur route bosselée, ça se saurait. Comment çà Curtat il a fini 5 au Moto-tour 2006 avec un Speed ? Ouais, mais bon, c'était un 1050, pis il avait un Ohlins. Sans blaaague ...
Enfin bon, le prof n'a pas l'air mécontent, nous dit qu'on roule propre. Vu la vitesse à laquelle je me traîne c'est bien la moindre des choses, mais c'est toujours un compliment de pris.
Jeudi après-midi, on sort les roadbooks et les feuilles de pointage (c'est le petit papier qu'il faut présenter aux contrôles, où sont mentionnées les heures de départ et les durées des liaisons ; ne reste plus qu'à calculer, de tête sivoplé, les heures d'arrivée). C'est parti mon kiki : t'es tout seul devant l'immensité de la nature, 417 millions de gravillons te tendent les bras en criant "papaaaa, papaaa", et tu ne penses qu'à une chose, pointer à l'heure. Sur certaines bécanes modernes, un truc achement utile peut t'aider en ce sens : l'indicateur de vitesse moyenne. Or ma moto rose n'en a point. Comme les deux mains sont déjà prises pour conduire et/ou manipuler le roadbook, je n'ai pas trop envie d'aller farfouiller régulièrement les boutons de commande de l'ordinateur de bord pour zapper entre le totalisateur et l'horloge, donc je me contente de rouler à allure "soutenue" et à espérer que ça suffise. Surtout qu'il faut déjà composer avec un imprévu supplémentaire : le roadbook a été établi à l'aide d'un véhicule dont l'étalonnage n'est pas forcément le même que celui de ma moto. Donc le kilométrage indiqué se met petit à petit à dériver, et oblige à faire mentalement les corrections adéquates. Sur des liaisons longues, la gymnastique peut vite devenir prenante : "bon alors à 34.7, mon compteur indiquait 35.3, sachant que j'ai parcouru 4800 mètres depuis le hangar à chameaux, qu'on en est à 46.2, est-ce que la bifurcation à droite indiquée est bien celle que je dois prendre, ou j'attends 300 mètres pour vérifier que je me suis effectivement trompé ?"
Conseil numéro un : installer un compteur de vélo qui donne la vitesse moyenne ET qui soit facile à étalonner pour se caler sur le roadbook fourni par l'orga.
A l'arrivée de la liaison, en vraie course t'as un panneau jaune qui t'indique la proximité du CH, puis un panneau rouge qui, une fois que tu l'as dépassé, t'oblige à pointer. Pointage que tu dois faire "dans la minute", c'est-à-dire que si t'es parti à 15h47 pour une liaison de 60 kms, tu dois pointer entre 16:47:00 et 16:47:59. Avant, ou après, t'as perdu, et c'est 15" de pénalité par minute en excès/défaut.
Conseil numéro deux : si tu arrives trop tôt, et que tu commences à discuter avec les potes, voire à sortir le sauciflard pour grignoter un coup, n'oublie _jamais_ que le chrono tourne.
Conseil numéro trois : ne te fie pas au mec qui est devant toi en attendant qu'il bouge sa moto pour avancer la tienne. Lui s'est peut-être planté à propos de son heure de pointage ...
La plupart des pénalités lors des CH sont clairement dues à des erreurs d'inattention, qui se multiplient avec la fatigue et la routine. Or 15" de pénalité sur le routier, c'est très dur à récupérer sur des concurrents de niveau comparable lors de spéciales courtes. Reconnaitre le routier en plus des spéciales, si on en a le temps, constitue en outre un bon moyen d'éviter les erreurs en cours de compétition, en particulier de nuit. La lecture préalable de l'intégralité du roadbook, pour s'assurer de comprendre tout ce qui y est écrit (RP, ça veut dire route principale, pas région parisienne - ce que tu lis hamchar, sur une route bosselée, en fait c'est un hangar) me parait également nécessaire. Enfin, les plus pointilleux et les plus capables de multitasking gagneront sûrement à coller un lecteur de carte sur le réservoir, avec la Michelin qui va bien et l'ensemble du routier surligné. Croiser les informations rassure les anxieux.

Dans l'ensemble, le parcours routier ne constitue pas un challenge surhumain : la preuve, on a réussi à pointer à tous les CH à l'heure. En moyenne, on arrivait à gagner à peu près une minute toutes les 10', ce qui permet de souffler un peu. Avec la première conséquence que ce sont surtout les CH courts (moins de 20') dont il faut se méfier. La marge étant faible, le moindre imprévu (deux camions qui bloquent la route en n'arrivant pas à se croiser, une soudaine envie de pisser, un feu tricolore trop long) peut être synonyme de CH manqué. Sur les liaisons plus longues, en revanche, on peut même se hasarder à sortir l'appareil photo lorsque la lavande est en fleur sur le plateau de Valensole.

Mais un rallye, ce n'est pas que de la liaison. De temps en temps il faut aussi se sortir les doigts et déposer le cerveau. Etant de grands garçons raisonnables, et ne bénéficiant pas de la mansuétude des forces de l'ordre, nous n'avons évidemment pas fait de chrono pendant ce stage (de toute façon, comme le dit Arnaud Sajoux, "ceux qui ont déjà roulé avec Patrick savent de quoi je veux parler, c’est du style, t’es content d’arriver dans un village pour tomber la vitesse à 50 km/h et reposer l’avant bras droit. Surtout, tu te demande si tu vas pas le rattraper pour lui dire que la spéciale est terminée depuis 150 km"). Par contre on s'est livrés à l'exercice amusant des reconnaissances. Prendre un bout de route, se dire que c'était top, faire demi-tour puis le refaire encore une fois, ça m'est déjà arrivé, mais uniquement pour le plaisir. Pas pour y rouler plus vite. Quand il faut anticiper ce que ça pourra donner le jour de la course, en ayant le droit de rouler sur l'autre voie, en exploitant toute la largeur de la route, c'est une autre paire de manches. Et comme on ne dispose pas de carnet de notes ni de copilote pour les annonces, c'est dans la cabeza que ça se passe. Si, parfaitement monsieur, les pilotes moto sont de vrais intellectuels. Du coup on comprend mieux pourquoi les spéciales sont courtes. En deux bornes, la DDE francilienne arrive à caser au moins huit rond-points, mais celle des Alpes de Haute-Provence peut dessiner quarante virages. Des courts, des qui referment, des bosselés, des avec des gravillons à la corde, des où le bitume fond un peu, des aveugles qui passent à toc. A mémoriser, si possible, dans l'ordre chronologique. Dans le cas contraire, on s'en rend rapidement compte.

Donc on a fait des recos. C'est cool les recos. Ca permet vraiment de se prendre pour un pilote. "Ouah, le jour de la course, et ben là, et ben je passera gaz en grand. Ouais, à toc. Pis là, au bout de la grande descente avant le deuxième pont, ben je sera à 180, pis je prendrai les freins au deuxième arbre". En attendant, tu te chies déjà dessus en étant à 135 (note 140, en trajectant à mort), et tu freines au premier arbre. Mais personne ne le sait.
L'exercice, en tout cas, est intéressant. En se concentrant on arrive à mémoriser pas mal de choses, mais plutôt, en ce qui me concerne, en roulant "cool". En revanche plus on roule cool, plus on a de mal à transposer à des vitesses potentiellement plus élevées les repères que l'on a pris. Découper la spéciale en plusieurs tronçons peut aussi être utile. Même le trajet de retour peut être exploité, en regardant notamment l'état du bitume sur une partie de la chaussée qu'on ne pourra prendre que le jour de la course (toutes les sorties de droites, par exemple, qui deviennent des entrées de gauches quand on redescend la spéciale).
Vendredi après-midi, je m'attendais à une dernière demi-journée plutôt cool. Cool, ouais, si on veut. 200+ bornes de franchement bosselé (my kingdom for a real shock absorber), il fait franchement chaud sous le casque, je perds plus d'eau que la Trounf ne consomme d'essence. Mais les paysages sont splendides, et aident à composer avec la fatigue. 18h, retour sur la nationale à qques kms du camp de base, je repose mon postérieur endolori en rêvassant, un chien saute le rail de sécurité et manque de traverser la chaussée sous mes roues. Ca aurait été con de finir au tas là-dessus.
Merci Patrick pour la petite bière bien fraiche à l'arrivée, et pour la leçon de moto.

Le soir même je me trouve une auberge bien tranquille à Savournon, à qques kms de Serres. Prix doux, accueil sympa et cadre enchanteur. Seb, de son côté, est allé enchaîner avec une autre balade, du côté de Serre-Ponçon. Samedi matin, je me fends d'une dernière demi-journée d'épicurien : Serres - Remuzat (pas une bosse, pas une courbe qui passe à moins de 100 en ronronnant, ça m'avait presque manqué :)) - La Motte-Chalançon - Die - Col de Rousset - Vassieux en Vercors - La Chapelle en V. - Villard de Lans - Sassenage. Plouf dans le lac de Paladru avant de remonter sur l'autoroute. 2400 bornes en 4 jours, plein de belles images dans la tête et un train de D207 à changer.

Quelques bonnes adresses :

  • la D5 entre Manosque et Dauphin, par le col de la Mort d'Imbert

  • la D101 et la D12 au sud-est des Mées, et surtout la D8 qui remonte sur Espinouse

  • la D3 qui va de Sisteron aux Augiers, en passant par Authon et Thoard
  • la D15 qui commence au nord-ouest de Valensole et finit au sud d'Allemagne-en-Provence

  • chambre d'hôtes "Campagne du Barri", les Mées (04)
  • auberge "les Rastel", Savournon (05)

Notes

[1] ce qui arrive assez rarement

[2] Mais comme en fait tu respectes le code de la route, t'as rien à craindre, hein ?

[3] cherchez pas, c'est la ville natale de Vatanen