(Commencer un billet de ce genre à 23h50 n'est sans doute pas une bonne idée)

Benoit Mandelbrot est un mathématicien célèbre auprès des ScGeeks (c)(r)(tm) du monde entier pour sa contribution au concept de fractale, qu'il a depuis longtemps essayé d'appliquer à la modélisation des marchés financiers. Ses propos sur la criiiise de 29 de 2008 ont été repris par Annie Kahn[1] sur lemonde.fr :

Dès 1964, Benoît Mandelbrot, l'inventeur de la théorie mathématique des fractales, avait perçu que les modèles mathématiques utilisés par les financiers étaient erronés, et avait tenté d'alerter sur leurs dangers. Son denier livre, Une approche fractale des marchés (Odile Jacob, 2004), paru quatre ans avant la crise financière, était prémonitoire. Mais il ne fut guère écouté.

Dans votre livre, vous dites que "la finance doit abandonner ses mauvaises habitudes et adopter une démarche scientifique". Or il a été dit que la crise était en partie due aux mathématiques financières, avec lesquelles on avait conçu des produits trop sophistiqués dont personne ne mesurait les risques. Qu'en pensez-vous ?

Les gens ont pris une théorie inapplicable - celle de Merton, Black et Scholes, issue des travaux de Bachelier qui datent de 1900 -, et qui n'avait aucun sens. Je l'ai proclamé depuis 1960. Cette théorie ne prend pas en compte les changements de prix instantanés qui sont pourtant la règle en économie. Elle met des informations essentielles sous le tapis. Ce qui fausse gravement les moyennes. Cette théorie affirme donc qu'elle ne fait prendre que des risques infimes, ce qui est faux. Il était inévitable que des choses très graves se produisent.

Avez-vous l'impression maintenant que les risques sont mieux pris en compte ?

Il y a quelques jours, j'ai déjeuné avec des dirigeants d'une grande banque américaine. Ils me disent qu'ils sont contents de leurs modèles. Ils ne veulent pas reconnaître qu'ils se sont trompés. J'espère que ce qu'ils me disent n'est pas la réalité. Personne ne les oblige à dire ce qu'ils font réellement. Les financiers sont très attachés à cette théorie d'une simplicité merveilleuse, que l'on peut apprendre en quelques semaines, puis en vivre toute sa vie. Cette théorie a toujours été complètement fausse.

(Benoit Mandelbrot, "Il était inévitable que des choses très graves se produisent", 17/10/2009)



J'ai un peu toussé en lisant l'article, puis lu quelques jours plus tard Denys en faire de même, avec l'éloquence qui le caractérise. Je ne suis pas un spécialiste des fractales, en revanche la modélisation, au sens large, est une partie non négligeable de mon métier. Sur le premier sujet, on pourra aller lire une version en ligne des cours donnés par Mandelbrot et ses collègues de Yale, à qui il faut de toute urgence payer un stagiaire pour s'occuper de les remettre en page en construisant une arborescence qui ne donne pas envie de taper sur le webmaster avec une masse d'arme en forme de flocon de Koch (plus efficace utilisée en tant que telle[2] si l'on s'arrête à la deuxième itération).
Dans une livrée un peu moins grand public que celle du Monde, et donc fatalement moins caricaturale et plus technique, on retrouve également sur son site un article publié par La Recherche[3] sur L'application des fractales à la science.

Pour faire simple, les fractales font appel à deux notions :
- celle de loi puissance, qui caractérise une distribution statistique accordant aux évènements rares une plus grande fréquence d'occurrence que dans la loi normale souvent utilisée par défaut
- celle d'auto-similarité, illustrant le fait qu'on retrouve la même structure à différentes échelles.

Les cours boursiers semblant présenter ces deux propriétés, Mandelbrot a eu l'idée d'appliquer son outil à la finance. Ce n'est assurément, aujourd'hui, pas qu'une lubie personnelle, d'autres lui ayant emboîté le pas (1, 2, 3, 4, 5) ...

Quand Mandelbrot se plaint de ne pas être reconnu par l'establishment, cela fait donc sourire. Il n'a peut-être pas la reconnaissance qu'il estime mériter, mais il n'est pas pour autant considéré comme un trublion illuminé. En revanche quand il profère de telles idioties ("Les gens ont pris une théorie inapplicable et qui n'avait aucun sens"), cela fâche. Un modèle, dès lors qu'il permet de faire un minimum de prévisions, n'est pas "faux". Il peut être plus ou moins bien adapté à un usage, à une situation, voire à une catégorie d'utilisateurs, mais il est ridicule de dire que "cette théorie a toujours été complètement fausse". Aucun physicien n'oserait prétendre que la mécanique newtonienne est "complètement fausse", quand bien même elle se révèle inadaptée dans certains contextes. Elle a fonctionné pendant plus de deux siècles sans avoir besoin d'être remise en cause, et, dans son cadre d'application, elle demeure toujours utilisable aujourd'hui.
Le modèle de Black et Scholes, majoritairement utilisé aujourd'hui par les financiers, n'a certes pas la portée universelle et la longévité des lois du mouvement du grand Isaac, mais il a fonctionné pendant plus de 30 ans en ne connaissant que quelques ratés (majeurs, certes). Aujourd'hui, le modèle qui complète la mécanique newtonienne s'appelle la relativité générale. Cette théorie a fêté son siècle d'ancienneté sans être mise en cause. Mais, on en parlait dans le billet précédent, un échec de la théorie d'Einstein n'est pas complètement à exclure. Doit-on pour autant déclarer qu'elle est "complètement fausse" ? Non, elle aura juste échoué à décrire un phénomène bien précis ...

Mandelbrot semble avoir oublié ses bases d'épistémologie, et en particulier ce qui définit un modèle : ses limites d'utilisation et d'application.

Il est presque aussi surprenant de le voir s'emporter contre la "merveilleuse simplicité" d'une théorie, surtout dans un contexte scientifique qui a, depuis plusieurs siècles, érigé cette simplicité en vertu majeure. Comme je l'écrivais en commentaire chez Denys, il n'est pas étonnant que des agents économiques dont le comportement est directement piloté par des arbitrages entre coûts et gains soient réticents à l'idée d'abandonner un modèle simple pour une théorie plus complexe, Mandelbrot avouant lui-même, non sans fierté, que l'application des fractales à l'analyse des marchés boursiers demande un investissement personnel plus important. Sa théorie, elle, ne s'apprend pas en quelques semaines ...
Si la dernière crise n'a provoqué aucun changement de paradigme, c'est que les acteurs du marché n'estiment pas cet investissement (en potentiel humain, en temps, en formation) rentable. Ils ont peut-être tort[4], mais Mandelbrot se trompe de cible : ce ne sont pas nécessairement les modèles qui sont à remettre en cause[5], mais les utilisateurs à qui l'on doit également rappeler, si nécessaire par le biais d'incitations[6], que leur outil de travail a ses limites et qu'il n'est peut-être pas adapté à un contexte de forte volatilité.

Finalement, et c'est peut-être le plus important, l'intérêt d'un modèle alternatif se jauge à l'aune de son potentiel explicatif et prédictif. Je ne crois avoir jamais entendu dire que des preuves "formelles"[7] de l'imminence d'un krach aient été apportées par un des disciples de Mandelbrot, ou par le mathématicien lui-même. Ni en 1987, ni en 2000 lors de l'éclatement de la bulle internet, ni en 2008.
Et si, comme la formule de Black-Scholes, l'analyse fractale ne permet de déterminer que le prix d'un actif donné, sans autoriser une vision plus globale, il reste encore à démontrer qu'un marché constitué d'agents utilisant en majorité la théorie de Mandelbrot se comporterait différemment, plus "raisonnablement". On rentre alors dans des considérations de performativité (voir Marc Deschamps, "Hypothèse de la performativité", à partir de la page 6), illustrant le fait qu'un modèle fonctionne aussi et surtout parce qu'il est utilisé par une majorité, devenant en quelque sorte auto-réalisateur.



A lire ailleurs, sur un thème semblable :

- chez Tom Roud, "Econophysique, le nouveau paradigme ?" (avril 2009)
- sur le site du New York Times, "In Modeling Risk, the Human Factor Was Left Out" (novembre 2008)
- une conférence de Jean-Philippe Bouchaud intitulée "La (regrettable) complexité des systèmes économiques"


Sur arXiv :
- Financial rogue waves
- Adaptive-Wave Alternative for the Black-Scholes Option Pricing Model



Notes

[1] à qui on doit également des articles parfaitement ridicules, mais c'est un autre problème

[2] ah, tiens, orthographe : tel ou telle ?

[3] marrant parce que sur la page mère la biblio fait mention du n°234 de Pour la Science ...

[4] aidés en cela par les opération de sauvetage mises en oeuvre par les gouvernements occidentaux, les empêchant d'assumer pleinement les conséquences de leurs erreurs

[5] si j'avais à taper sur quelque chose pour défaut manifeste de rigueur scientifique je commencerais d'abord par le charting

[6] il faut alors chercher la solution du côté des méthodes de rémunération des opérateurs

[7] a minima caractérisées par un niveau de probabilité