Tout vigneron "professionnel", c'est-à-dire ayant pour ambition de ne vivre que de cette seule activité, doit faire en sorte que la production de ses vignes soit rentable.
Oui, je sais : parler de rentabilité alors qu'on aimerait voir un poète en chaque vigneron, c'est moche. Mais il faut en passer par là[1], car le vigneron est une espèce d'entrepreneur qui connait trop bien la crise.

Le calcul du chiffre d'affaires d'une exploitation viticole passe par une opération arithmétique accessible à un enfant de quatre ans, consistant à multiplier le nombre de bouteilles par le prix unitaire. Le vigneron dispose donc de deux variables d'ajustement pour jouer sur son chiffre d'affaires.

1. le prix d'une bouteille de vin

La médiatisation du marché du vin a eu le tort de déplacer l'attention du public sur une minorité de domaines prestigieux, qui peuvent aujourd'hui se permettre de valoriser leur production sur des critères proches du monde du produit de luxe ou de l'oeuvre d'art. Si l'on trouve aujourd'hui Lafite-Rotschild 2005 à 1400 euros sur le net, ce n'est pas le simple résultat d'un calcul de prix de revient majoré d'une marge prédéfinie. L'image, la rareté, la spéculation, le rêve, sont les déterminants du prix de quelques centaines voire milliers de vins dans le monde.
Mais pour l'immense majorité des domaines viticoles, cette logique n'est pas de mise :

L'organisme français Viniflhor a rendu publique une enquête sur les ventes au détail de vin. Le prix moyen du litre de vin vendu en France s'est établi à 3,05 euro en 2008, à comparer avec 2,9 euro en 2007 et 2,81 en 2006. Chaque famille a consommé en moyenne 43,4 litres de vin en 2008, à comparer avec 46,9 litres en 2007 et 47,8 litres en 2006[2]

Un vigneron doit donc positionner son vin dans un marché fortement concurrentiel, 60% du volume total étant en outre vendu en grandes surfaces[3] où le prix demeure un argument commercial évident. Sa marge de manoeuvre, étroitement liée à l'appellation dans laquelle il travaille (le consommateur non averti ne disposant pas d'autres éléments de comparaison une fois devant le linéaire), est très faible.

2. le rendement à l'hectare

Contrairement à un industriel lambda, qui une fois son usine montée en cadence ne peut plus modifier ses volumes de manière significative, le vigneron peut jouer sur la capacité de la vigne à produire plus ou moins de vin. C'est ce qu'on appelle le rendement, exprimé en hectolitres par hectare (hl/ha[4]), c'est-à-dire en volume de vin pour une surface plantée donnée.
Le rendement dépend :
- du type de clone utilisé ; on a déjà vu qu'il existe différentes variantes d'un même cépage, certains clones étant aptes à sortir de gros rendements, d'autres étant plus "qualitatifs"
- de l'âge des vignes ; plus elles sont jeunes, plus elles sont vigoureuses (amis seniors, ne désespérez pas, il est communément admis que les vins issus de vieilles vignes sont de meilleure qualité)
- des conditions météorologiques ; 2007 et 2008 ont par exemple été des années de très faible récolte
- de la quantité et de la qualité du travail effectué par le vigneron (taille de la vigne, vendanges en vert, tri final ...)

La productivité allant rarement de pair avec l'excellence (c'est vrai pour le travailleur à la chaine comme pour la vigne), le vigneron doit effectuer un arbitrage entre qualité et quantité. Les décisions prises dans le sens d'une amélioration de la qualité s'accompagnant quasi-inéluctablement d'une réduction des volumes de vin, il faut être certain de pouvoir valoriser cette augmentation (espérée, mais loin d'être certaine !) de la qualité du vin en la répercutant sur le prix de vente final.

Un rendement de 20 à 30 hl/ha se rencontre chez les vignerons les plus exigeants, alors qu'à l'autre bout de la chaine un producteur qui fait "pisser la vigne" peut sortir plus de 100 à 120 hl/ha.
A l'exception des vins produits sous la qualification de vin de table, le rendement est limité par décret, à environ 60 hl/ha dans les AOC[5], et 90 hl/ha en vin de pays.
Pour fixer les idées, avec un hectare[6] situé en appellation "Bordeaux Supérieur" (limité à 50 hl/ha) on peut produire 5000 litres, soit 6700 bouteilles. Le prix moyen d'un litre de vin AOC étant de 6€[7], le chiffre d'affaires annuel peut y être estimé à 30 k€ par hectare.
En vin de pays, avec un prix de vente moyen inférieur à 2€/litre, il faudrait un rendement trois fois supérieur pour obtenir un chiffre d'affaires comparable. La restriction à 90 hl/ha conduit à un chiffre d'affaires potentiel deux fois plus faible, de l'ordre de 15 k€/ha ...

Pour jeter un coup d'oeil plus précis au bilan comptable type d'un domaine, on pourra consulter cet intéressant compte-rendu de l'observatoire des exploitations viticoles mis en place par l'Onivins/Viniflhor, qui illustre bien les difficultés financières rencontrées dans la plupart des vignobles de France...

Cerné d'un côté par la limite règlementaire de rendement, de l'autre par des acheteurs (cavistes, responsables d'achats en grande surface) de moins en moins généreux, on comprend aisément que les vignerons cherchent autant que possible à minimiser les risques, à "fiabiliser" leur production. S'il est encore difficile de faire face aux aléas climatiques, et notamment aux épisodes de grêle qui peuvent ruiner une récolte en quelques heures, les maladies et parasites dont souffre le vignoble peuvent être combattus en ayant recours à différents produits chimiques. C'est le rôle des herbicides, fongicides, pesticides et du soufre qui sont utilisés massivement depuis plusieurs décennies par les vignerons français. La question de la nocivité de ces produits (aussi bien pour les viticulteurs eux-mêmes que pour les consommateurs, ainsi que pour les sols dont la richesse organique a été sévèrement mise à mal) se pose de manière aigue depuis le début de la décennie. Ceci explique la montée du mouvement "bio" qui rattrape le monde du vin après avoir conquis d'autres marchés plus faciles d'accès.

Le sujet du bio méritant un traitement à part on en reparlera très bientôt, mais il convient d'insister dès maintenant sur deux remarques fondamentales :
- "chimique" n'est pas un gros mot. Le soufre, principal conservateur utilisé[8] dans le vin, est un "produit chimique" quasiment incontournable. Même les plus irréductibles des viticulteurs bio, qui parviennent à vinifier sans soufre ajouté, ne peuvent se priver d'un traitement à base de sulfate de cuivre pour protéger leurs vignes des attaques de mildiou
- le bio est un luxe qui n'est pas encore à la portée de tous les vignerons, pour les raisons (financières) qui viennent d'être évoquées.






Dans la même série :

- Antimanuel de vinologie (1) : introduction
- Antimanuel de vinologie (2) : qu'est-ce que le vin ?
- Antimanuel de vinologie (3) : les cépages



Notes

[1] ou bien, en attendant le prochain opus de cet antimanuel, aller faire un tour sur un site éducatif

[2] limousin-international.info, 21/08/2009

[3] onivins.fr, "Les achats de vins par les ménages français", Faits et chiffres 2005

[4] pour les ex-cancres, un hectolitre = 100 litres et un hectare = 10000 mètres carrés

[5] variable selon les régions, la Champagne tolérant par exemple près de 100 hl/ha alors que le Jura n'admet que 40 hl/ha pour l'appellation Château-Chalon

[6] surface légèrement supérieure à celle d'un terrain de foot

[7] onivins.fr, op.cit

[8] sous forme de sulfites